L’Hôtel Europa est censé être le meilleur de Prague. On se demande comment doivent être les autres. Notre baignoire était marron, les draps avaient dû servir très récemment et le personnel était d’une rare animosité. Il faudrait revenir dans quelques mois, pour comparer. Il y aurait de ce point de vue une étude passionnante à faire sur « les retombées des révolutions à l’Est sur la qualité de l’accueil dans les palaces ». Qu’attendent les chercheurs ?
Anne voulait changer de l’argent à la banque mais je l’en ai empêchée : le marché noir est bien plus avantageux. J’ai donc abordé un Tchèque dans la rue mais il est resté de bois*. Il m’a indiqué un endroit où ces transactions se pratiquaient.
* Attention : un calembour pitoyable se cache dans cette phrase. Sauras-tu le retrouver ? (Note de l’auteur.)
À une minute de marche, nous sommes tombés sur un charmant autochtone qui nous a changé l’argent d’Anne à un taux plus que généreux. Je triomphais. Mon succès fut cependant de courte durée puisque Anne, en recomptant les billets, découvrit que le bonhomme nous avait donné du papier toilette avec juste un billet sur le dessus. Évidemment l’individu s’était entre-temps volatilisé. Malgré tout, j’expliquai à Anne que ce papier pouvait être utile à l’hôtel. Sait-on jamais. Qui plus est, l’aspect kafkaïen de cette aventure n’échappera à personne. Or le grand Franz n’est-il pas natif de Prague ? Tout cela sera un fabuleux souvenir quand nous serons rentrés à Paris, lui ai-je dit en remboursant la somme que je lui avais fait perdre. Puis nous sommes allés nous saouler, surtout moi.
Prague est la plus belle ville du monde après Biarritz. C’est Venise sans les clichés, Rome sans les Italiens, Paris sans les copains. Seul défaut : il y fait très froid. Nous avons eu la chance d’y vivre de grands moments de chaleur humaine. La démocratisation nous aura en quelque sorte servi de radiateur.
En déambulant parmi la foule, je récapitulais ma situation : j’étais bel et bien en train de découvrir le grand amour comme les Praguois découvraient la liberté. Pour la première fois de mon existence, je sentais qu’une femme pouvait être autre chose qu’une prison. Le contexte s’y prêtait. Anne m’apparaissait comme l’antidote à l’ennui conjugal, au moment où Vaclav Havel s’imposait comme l’échappatoire au totalitarisme. Une fois encore, je me sentais en adéquation avec le monde alentour. La bière coulait à flots, je serrais Anne dans mes bras et bénissais la révolution. Les gens commençaient à se parler, les têtes à tourner, les femmes à se dévêtir. Je n’en perdais rien : toute éducation sentimentale implique peut-être une révolution alentour. Frédéric Moreau avait eu celle de 1848, Marc Marronnier prenait ce qu’il trouvait.